La Cigale et la Fourmi est sans doute l’une des fables les plus cĂ©lĂšbres du patrimoine littĂ©raire français et mondial. Rendu immortel par la plume de Jean de La Fontaine au XVIIe siĂšcle, ce court rĂ©cit met en scĂšne deux caractĂšres opposĂ©s, la Cigale, insouciante et artiste, et la Fourmi, prĂ©voyante et travailleuse. Bien plus qu’un simple rĂ©cit pour enfants, la fable de la cigale et la fourmi est une puissante allĂ©gorie des devoirs sociaux, de la prĂ©voyance Ă©conomique et du jugement moral qui a soulevĂ©, et soulĂšve encore, de vifs dĂ©bats. Pour comprendre la richesse de cette Ćuvre, il faut dĂ©cortiquer son contexte d’origine, son interprĂ©tation classique, et les relectures contemporaines.
Les Origines de la Cigale et la Fourmi : D’Ăsope Ă La Fontaine
L’histoire de la cigale et la fourmi n’est pas une invention du Grand SiĂšcle français, mais s’inscrit dans une tradition orale et Ă©crite millĂ©naire. Comprendre ses racines est essentiel pour apprĂ©cier les nuances apportĂ©es par La Fontaine.
Le ModĂšle grec : La Leçon de discipline d’Ăsope
La source la plus ancienne de la cigale et la fourmi se trouve dans les fables d’Ăsope, le fabuliste grec antique. Dans cette version, l’hĂ©roĂŻne n’est pas la Cigale, mais une sauterelle ou un scarabĂ©e. L’histoire est brutale et dĂ©pourvue de lyrisme : durant l’Ă©tĂ©, l’insecte insouciant chante tandis que la fourmi amasse de la nourriture. L’hiver venu, l’insouciant vient supplier la fourmi, qui lui rĂ©pond par un refus sec. Le message est purement pragmatique : les consĂ©quences de la paresse sont fatales. Il s’agit d’une leçon de discipline et de survie, centrĂ©e sur la nĂ©cessitĂ© du travail pour subsister. La fable d’Ăsope reflĂšte une sociĂ©tĂ© oĂč la survie est une lutte constante et oĂč la solidaritĂ© est secondaire Ă la responsabilitĂ© individuelle.
L’Innovation de La Fontaine : PoĂ©sie, art et critique sociale
Jean de La Fontaine (1621-1695) rĂ©invente la fable en la publiant en tĂȘte de son premier recueil en 1668. Il apporte plusieurs changements cruciaux qui modifient profondĂ©ment la portĂ©e morale du rĂ©cit :
- Le Personnage de la Cigale : L’insouciant devient la Cigale, un animal poĂ©tique associĂ© Ă l’Ă©tĂ©, Ă la musique et Ă la lĂ©gĂšretĂ©. La Fontaine ne dit pas qu’elle est paresseuse, mais qu’elle a « chantĂ© tout l’Ă©tĂ© ». Son activitĂ© est l’Art. Cette nuance est fondamentale car elle Ă©lĂšve l’insouciance au rang d’activitĂ© culturelle et non de simple paresse.
- Le Dialogue : La fable se transforme en un dialogue tendu oĂč la Cigale demande de l’aide et la Fourmi refuse avec une duretĂ© notable. Le choix de la forme dialoguĂ©e permet Ă La Fontaine de mettre en scĂšne la confrontation des valeurs de maniĂšre dramatique et directe.
- La Morale implicite : La Fontaine choisit de ne pas inclure de morale finale explicite pour cette fable (contrairement Ă d’autres). C’est le dialogue et la conclusion cruelle (« Eh bien ! Dansez maintenant ») qui constituent la sentence, laissant le lecteur juge de la cruautĂ© de la Fourmi. Cette absence de morale explicite a permis Ă la fable de rester un sujet de dĂ©bat pendant des siĂšcles, car elle interroge directement la conscience individuelle.
C’est cette version de la cigale et la fourmi qui restera gravĂ©e dans l’imaginaire collectif, prĂ©cisĂ©ment parce qu’elle introduit une complexitĂ© morale et esthĂ©tique qui dĂ©passe la simple leçon de travail. Elle pose les bases de l’Ă©ternel dĂ©bat entre l’utile et l’agrĂ©able, entre la nĂ©cessitĂ© et l’art.
L’Explication Morale Classique : Travail contre insouciance
L’interprĂ©tation dominante, hĂ©ritĂ©e des manuels scolaires des XIXe et XXe siĂšcles, prĂ©sente la cigale et la fourmi comme un pilier de l’Ă©ducation morale et Ă©conomique, louant l’effort et condamnant la lĂ©gĂšretĂ©.
L’Ăloge de la Fourmi : La Vertu de la prĂ©voyance
La Fourmi incarne la vertu cardinale de la prĂ©voyance et de l’Ă©pargne. Elle reprĂ©sente l’ordre Ă©tabli, la sagesse du bon sens bourgeois ou paysan qui stocke pour l’avenir. Elle symbolise la discipline nĂ©cessaire pour ne pas gaspiller le temps et les ressources pendant l’abondance (l’Ă©tĂ©), afin de survivre Ă la pĂ©nurie (l’hiver). La Fourmi est la figure du bon gestionnaire, du citoyen modĂšle qui ne sera pas une charge pour la communautĂ©, un pilier de la stabilitĂ© sociale. Le message est Ă©conomique : il faut garantir sa sĂ©curitĂ© matĂ©rielle avant de se livrer Ă la distraction.
Dans le contexte du XVIIe siĂšcle, oĂč l’instabilitĂ© Ă©conomique et les disettes Ă©taient frĂ©quentes, cette morale avait une rĂ©sonance puissante. Elle encourageait l’individu Ă l’autonomie et Ă la responsabilitĂ© individuelle, valeurs chĂšres Ă la classe montante du commerce et de l’administration. La Fourmi est le modĂšle de la raison, de la discipline, de la rĂ©gularitĂ©, tandis que la Cigale est celui de la passion, de l’imprĂ©voyance et du dĂ©sordre.
La Condamnation de la Cigale : Insouciance et irresponsabilité
La Cigale, par contraste, reprĂ©sente l’insouciance, la lĂ©gĂšretĂ© et le manque de prĂ©voyance. Elle vit dans l’instant, se fiant Ă la gĂ©nĂ©rositĂ© de l’Ă©tĂ© et Ă la bonne nature d’autrui. Sa punition est la consĂ©quence directe de son irresponsabilitĂ©. Elle est jugĂ©e non pas sur la qualitĂ© de son chant, mais sur son Ă©chec Ă anticiper la saison froide. La Fontaine utilise donc la Cigale pour mettre en garde contre les dangers de la frivolitĂ© et de la dĂ©pendance Ă autrui. Elle est le symbole de celui qui, par lĂ©gĂšretĂ©, devient un fardeau pour la sociĂ©tĂ©.
La phrase « Vous chantiez ? Jâen suis fort aise. Eh bien ! Dansez maintenant. » est le verdict implacable de la sociĂ©tĂ© utilitaire : votre plaisir n’a aucune valeur marchande, et l’Art ne se mange pas. C’est l’affirmation de la primautĂ© du matĂ©riel et de l’utile sur l’immatĂ©riel et l’agrĂ©able. La fable fonctionne ici comme un puissant outil de socialisation, inculquant aux enfants la valeur fondamentale de l’effort continu et de la prudence.
La Critique Moderne : La Cigale et la Fourmi sous un jour nouveau
Ă partir du XXe siĂšcle, avec l’essor des valeurs de solidaritĂ©, de l’Ătat-providence et la reconnaissance de la culture comme valeur essentielle, la rĂ©interprĂ©tation de la cigale et la fourmi a souvent inversĂ© les rĂŽles, dĂ©nonçant la cruautĂ© de la Fourmi.
La Question de la charitĂ© et de l’individualisme Ă©goĂŻste
L’un des principaux arguments modernes contre la fable est la cruautĂ© et le manque de charitĂ© de la Fourmi. Au XVIIe siĂšcle, sous l’influence chrĂ©tienne, la charitĂ© envers les pauvres et les nĂ©cessiteux Ă©tait un devoir moral. Or, la Fourmi de La Fontaine refuse catĂ©goriquement d’aider. Elle est dĂ©crite comme « pas prĂȘteuse, c’est lĂ son moindre dĂ©faut ». Cette phrase est souvent interprĂ©tĂ©e ironiquement : si le dĂ©faut n’est pas d’ĂȘtre prĂȘteuse, c’est que son vĂ©ritable dĂ©faut est son manque de compassion.
La Fourmi devient alors le symbole d’un individualisme froid et mesquin, caractĂ©ristique d’un capitalisme naissant qui ne valorise que la propriĂ©tĂ© et l’accumulation. Elle incarne le rejet de la solidaritĂ©. La question morale se dĂ©place : la vertu du travail acharnĂ© doit-elle justifier l’absence totale d’empathie face Ă la dĂ©tresse d’autrui ? L’explication de la cigale et la fourmi se mue en un dĂ©bat sur la responsabilitĂ© sociale : doit-on secourir ceux qui se sont mis eux-mĂȘmes en difficultĂ©, ou bien leur refuser l’aide pour leur donner une leçon ? La Fontaine, en laissant cette question ouverte, dĂ©montre son gĂ©nie Ă crĂ©er une Ćuvre Ă double tranchant.
La Place de l’artiste dans la sociĂ©tĂ© et la valeur de l’immatĂ©riel
La Cigale ne passe pas son temps Ă ne rien faire ; elle chante. Son activitĂ© est l’art, la culture, le divertissement, c’est-Ă -dire l’immatĂ©riel qui donne du sens et de la joie Ă l’existence. Elle contribue au plaisir de la communautĂ© pendant l’Ă©tĂ©, crĂ©ant un environnement de vie plus agrĂ©able pour la Fourmi elle-mĂȘme.
Les commentateurs modernes voient dans la punition de la Cigale le rejet de l’artiste par la sociĂ©tĂ© utilitaire. La Fourmi, en jugeant la Cigale inutile et en lui refusant l’aide sous prĂ©texte de son activitĂ© non productive, incarne une sociĂ©tĂ© qui ne valorise que ce qui est matĂ©riellement quantifiable (le grain stockĂ©). L’explication de la cigale et la fourmi devient alors une rĂ©flexion sur le rĂŽle essentiel, bien que non monnayable, de l’Art et de la culture. Sans la joie et la beautĂ© apportĂ©es par la Cigale, l’hiver de la Fourmi serait non seulement froid et difficile, mais aussi infiniment triste, sans aucun rĂ©confort esthĂ©tique ou spirituel. La morale inversĂ©e serait : une sociĂ©tĂ© sans artistes est une sociĂ©tĂ© sans Ăąme. Le dĂ©bat se pose sur la nĂ©cessitĂ© d’un Ă©quilibre entre les deux fonctions sociales : la production (la Fourmi) permet la survie, mais l’Art (la Cigale) donne une raison de survivre.
Postérité de la Cigale et la Fourmi : Un phénomÚne culturel et politique
L’hĂ©ritage de la cigale et la fourmi est immense. La fable continue d’ĂȘtre utilisĂ©e comme une grille d’analyse dans les discours Ă©conomiques, politiques et culturels, prouvant son intemporalitĂ© et sa puissance allĂ©gorique.
Utilisation politique et économique
L’allĂ©gorie de la cigale et la fourmi est frĂ©quemment mobilisĂ©e en politique pour justifier des choix budgĂ©taires et des idĂ©ologies Ă©conomiques :
- L’Usage conservateur : La Fourmi est souvent citĂ©e par les partisans de la rigueur budgĂ©taire et de l’austĂ©ritĂ©, pour dĂ©noncer l’endettement public ou le manque d’Ă©pargne individuelle (la Cigale). Les nations trop dĂ©pensiĂšres sont qualifiĂ©es de « Cigales » par leurs homologues jugĂ©s plus prĂ©voyants, notamment dans les dĂ©bats europĂ©ens sur la dette. Le message est que l’aide doit ĂȘtre conditionnĂ©e au mĂ©rite et Ă l’effort.
- L’Usage socialiste/progressiste : Les critiques de la fable insistent sur la nĂ©cessitĂ© de la solidaritĂ© nationale et de l’Ătat-providence. Pour eux, le rĂŽle de la Fourmi (l’Ătat ou la sociĂ©tĂ© collective) n’est pas de laisser mourir la Cigale (le citoyen en difficultĂ© ou l’artiste), mais d’organiser une rĂ©partition des richesses accumulĂ©es pendant l’Ă©tĂ©.
Réécritures et adaptation culturelle
Le fait que la cigale et la fourmi soit constamment réécrite est la preuve de son incapacité à fournir une réponse simple.
- Pierre Perret (avec sa chanson La Fourmi et la Cigale) et d’autres auteurs ont rééquilibrĂ© la balance, souvent en donnant une fin heureuse et solidaire au rĂ©cit.
- Dans certaines versions modernes, la Cigale est la crĂ©atrice d’une start-up qui Ă©choue (l’innovation non rentable), et la Fourmi est une fonctionnaire stable. Cette réécriture permet d’adapter le dĂ©bat ancien sur l’Art et le Travail Ă l’Ă©conomie de l’innovation et du risque, montrant que la fable est un canevas adaptable Ă toutes les tensions sociales.
En conclusion, l’explication de la cigale et la fourmi est complexe et dĂ©pend de l’Ă©poque et de la perspective. C’est une Ćuvre qui nous force Ă nous interroger sur l’Ă©quilibre dĂ©licat entre le besoin de sĂ©curitĂ© matĂ©rielle et la nĂ©cessitĂ© de l’art et de l’empathie, un dĂ©bat qui, quatre siĂšcles aprĂšs La Fontaine, n’a pas fini de rĂ©sonner dans nos sociĂ©tĂ©s.


































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